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An interview with Philippe Djian
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Djian pas chiant

an interview with Philippe Djian

MOULE À GAUFRES: Philippe Djian, vous êtes l'écrivain français qui a déclaré dans une nouvelle ouvrant le recueil Crocodiles: «Je donnerais dix mille vies pour la vie de Richard Brautigan. J'essaie de vous dire ça en vous regardant en face. Vingt-mille. », cela nous a semblé étrange, d'autant plus que Richard Brautigan n'a pas eu une vie spécialement marrante...

PHILIPPE DJIAN: Ce n'est pas ce que j'ai dit, je n'ai jamais voulu donner dix ou vingt-mille vies pour vivre la sienne, mais plutôt dix ou vingt-mille pour la vie d'un écrivain qui compte vraiment.

Dans ma vie, les écrivains sont comme des amis, la littérature fait partie de ma vie. Les auteurs que j'aime comptent véritablement, sont très importants, et à l'époque où j'écrivais ce texte, j'étais plongé dans Richard Brautigan, et je trouvais qu'il m'apportait tellement que j'aurais donné dix ou vingt-mille vies pour la sienne. (Je m'en excuse auprès des dix ou vingt mille autres).

Que vous a apporté Richard Brautigan?

C'est sur deux plans. D'une part, il m'a apporté quelque chose dans mon quotidien. J'ai découvert Brautigan dans les années soixante-dix, à la fin de la période hippie, un mode de vie, c'était mon époque. Richard Brautigan, ça changeait un peu des grands classiques, il parlait d'une époque qui était la mienne, je voyageais beaucoup et c'était comme si je recevais des nouvelles d'un monde qui m'amusait pas mal. Et d'autre part, c'est au niveau de l'écriture. C'était l'époque où je commençais à écrire, il m'a ouvert des horizons assez incroyables, je ne pensais pas que l'on pouvait écrire comme ça. C'était la découverte d'une nouvelle génération d'écrivains. Les derniers qui m'avaient vraiment fait de l'effet étaient des gens comme Kérouac, mais ce n'était pas ma génération, Kérouac aurait pu être mon père. Là, c'était quelqu'un qui avait à peu près mon âge. J'ai commencé par Un privé à Babylone et j'ai reçu un choc. Je n'ai appris qu'après sa mort qu'il avait des problèmes avec son public. Sa mort était comme une météorite qui tombait et qui aurait rasé la moitié de la terre. Ce n'est qu'après que j'ai su... Ce qui est important aussi, c'est que j'ai toujours aimé la poésie. Il fallait que je choisisse ce que j'avais envie de lire. Chez Brautigan, c'était à la fois le roman et la poésie. J'avais l'impression qu'il avait tout mélangé, j'avais l'impression qu'il mettait tout dans ses livres, tout ce qui m'intéressait, tout ce qui pouvait nous amuser quand on lisait les premiers polars de l'époque, et puis la poésie absurde de cet homme qui prend un coup sur la tête, pour moi c'était nouveau. C'était une découverte incroyable, je ne pensais pas que l'on pouvait à la fois s'amuser et être sérieux, c'était une poésie qui me touchait beaucoup, une poésie du quotidien. Quand j'ai lu Retombées de sombrero, et ce type à quatre pattes qui cherche un cheveu, je me suis dit que je n'avais jamais lu ce genre de truc mais que peut-être j'avais vécu ce genre de situation. Brautigan a été le premier et la perte d'un seul coup de quelqu'un qui vous ouvrait autant de portes, cela a été terrible.

C'est un des auteurs qui compte le plus dans votre parcours personnel?

À un niveau émotionnel plus qu'à un niveau strictement littéraire. Raymond Carver, par exemple, me touche plus sur le plan littéraire. Néanmoins, Brautigan devient très littéraire dans Tokyo-Montana Express, et La vengeance de la pelouse. C'est à ce moment-là que son public l'a lâché, c'est quelque chose qu'il n'a peut-être pas eu ni l'envie ni la force de supporter.

Richard Brautigan est un écrivain qui a été assimilé à une génération. Il a dit de lui qu'il était un autodidacte de l'écriture. Qu'en pensez-vous?

On n'est jamais autodidacte de l'écrit. Quand j'ai commencé à écrire, c'était en réaction contre ce que je lisais en France, mais je ne lisais pas tout. C'était peut-être une réaction saine pour commencer à écrire. Peut-être que j'avais tort. Si on me demandait pourquoi j'écris, je dirais qu'il faut écrire contre quelque chose. S'il y avait cinquante mille personnes qui écrivaient le livre que j'ai envie de lire, je n'écrirais pas ! J'écris le livre que j'ai envie de lire, ce n'est pas tout le temps justifié, mais c'est un bon moyen.

Brautigan disait: "Je souhaite être respecté pour mon style et non pas pour ce que je représente." Avec six-cents mots il était pourtant capable d'écrire de la poésie...

Être respecté pour ce que l'on représente n'est jamais agréable. Pour son style, pourquoi pas ? Mais c'est le regard qui me semble le plus important. Je suis sensible à la très courte nouvelle où il transforme sa grange en arbre de Noél avec des lampes de 200 watts. Il n'a pas été un "maître" pour moi, mais il m'a apporté beaucoup sur la manière de regarder les choses. L'écriture en elle-même, je n'en ai pas un souvenir précis, ce qui n'est pas le cas avec Carver par exemple. Richard Brautigan, c'est du point de vue poétique qu'il m'a marqué, l'image est très forte !

Que pensez-vous de la mort d'un écrivain ?

C'est terrible, mais il laisse ses livres que je peux reprendre demain si je le souhaite. Il n'est donc pas mort Par contre, la mort de Carver est horrible car elle est intervenue avant qu'il ne puisse finir son roman annoncé. La mort de Brautigan, elle, est terrible sans l'être, car on peut toujours le serrer dans ses bras par l'intermédiaire de ses livres.

Est-il urgent d'écrire ?

Au temps de mes premiers livres, on disait que j'écrivais dans l'urgence. Je ne l'ai jamais vraiment ressentie dans ma vie. Il n'y a rien d'urgent dans ce que je fais. Lorsque j'écris, je ne connais pas de grands moments de bonheur ou de nuits fiévreuses. Je ne le ressens pas, ou alors cela s'étale sur un an et reste extrêmement diffus.

Avez-vous, avec Richard Brautigan, d'autres auteurs importants dans votre vie ?

Jim Harrison, Raymond Carver... Richard Brautigan, lui, c'est une affection toute particulière.

Que pensez-vous de la théorie de Philippe Sollers sur la jouissance du corps de l'écrivain, quand on connaît la souffrance vécue par Richard Brautigan ?

C'est une théorie qui m'amuse beaucoup, et en tant qu'individu, je ne peux nier l'intérêt que je lui porte.

Richard Brautigan remettait sans cesse son ouvrage sur le métier Est-ce qu'écrire est un métier ?

Je pense que oui. C'est pour moi une occupation, et si c'est cela un métier, alors oui. Lorsque j'écris, j'essaie d'avoir une vie réglée. Cela me permet de vivre. Quand je travaille, c'est très dur, car je préfere sans conteste me promener, m'amuser, lire...

Richard Brautigan avait des rapports très singuliers avec ses éditeurs. Qu'en est-il pour vous ?

Si Bernard Barrault était resté un petit éditeur, j'y serais encore. Lorsque le changement s'est fait, j'étais aux États Unis et lorsque je suis rentré, il avait vendu sa maison d'édition à Flammarion, et je faisais partie de l'écurie sans que l'on m'ai demandé mon avis. Si je suis allé chez Gallimard, c'est pour des raisons affectives. C'est le choix d'une maison où j'ai travaillé quand j'étais plus jeune. Les seuls rapports que je connaisse sont avant tout humains, sans tomber dans le piège du paternalisme. On m'a donné beaucoup d'argent pour passer chez Gallimard, et on m'en offrait plus encore pour rester chez Flammarion.

Richard Brautigan, autodidacte de l'écrit, rédigeait un ouvrage avec six-cents mots. Il était tout sauf intello. Fourriez-vous nous donner une définition de l'intello ?

Pas drôle, trop cérébral, incapable d'instantanéité. Je les prends en pitié de ne pas pouvoir réagir simplement sur les choses. Angelo Rinaldi est un intello qui descend Roth?, Bukowski, Carver et Fitzgerald. Cela m'attriste. Un intello, c'est triste ! Sollers par exemple, est intelligent, c'est là toute la différence. Brautigan a beaucoup souffert de la critique, d'autant plus que ce sont des gens qui auraient dû l'apprécier. Je n'en suis heureusement pas là pour le moment.

Peut-on faire métier de critique ?

Oui, sauf si l'on est écrivain soi-même. On me critique parce que je suis passé sous la Blanche, mais ce n'est pas forcément le Panthéon, Rinaldi y était bien. Mais si je veux lire du Proust, je ne lis pas Rinaldi, je lis du Proust.

Auriez-vous quelque chose de désagréable à dire sur vous ?

Plein de choses. C'est pour cela que je continue d'écrire. Étant donné que j'écris le livre que j'ai envie de lire, s'il ne me plaît pas, j'en écris un autre. Après cela, je lis beaucoup, jusqu'à ce que, à nouveau, l'envie d'écrire ce que je ne trouve plus dans les livres me reprenne.

Vous puisez toujours dans le quotidien comme Richard Brautigan ?

Oui, où prendre sinon?

Richard Brautigan a été considéré comme l'écrivain d'une génération, que pensez-vous du phénomène par endroit similaire qui se développe à votre encontre?

Je n'aime pas cela, je ne suis pas tombé dedans quand j'étais petit. À l'inverse de certains de mes amis, comme Antoine de Caunes, j'ai plutôt tendance à vivre mal le fait que l'on puisse m'aborder dans la rue. Mais y-a-t-il vraiment un phénomène de masse ou de mode ? Cela prend une proportion sans intérêt. C'est juste un montage inconsciemment orchestré par la critique. Je n'ai pas le problème de Brautigan Je ne suis pas comme lui le représentant d'une génération.

En parlant de succès, que pensez-vous des films tirés de vos livres ?

Bleu comme l'enfer est un film abominable, et l'histoire de 37º2 le matin, bien que le film ne soit pas mal, est tout de même un peu bête, je le reconnais.

Est-ce qu'écrire, c'est lire ?

Bien sûr ! Car c'est en lisant qu'il peut vous venir l'envie d'avoir un style, ou un souffle, comme celui d'Henry Miller par exemple. Pour moi, la longueur du travail d'écriture est une véritable angoisse, je ne l'exprime sans doute pas très bien, mais tout cela est fondamental.

Êtes-vous un ancêtre de l'écriture ?

Oui, parfois, c'est ce que je crois.

Richard Brautigan retravaillait sans cesse, c'était parfois une véritable souffrance. Qu'en est-il pour vous ?

Elle est devant, jamais derrière. Pas de grande joie, pas de grande peine. C'est trop long, pas de transe ni de bonheur, rien d'excessif. Chaque livre remet en question le précédent.

Le prochain annule le précédent ?

Exactement.

Pour qui écrivez-vous ?

Vraiment pour moi. Pour lire ce que je veux. Certains livres, comme le dernier Richard Ford, ne me donnent pas envie d'écrire car ils me plaisent et me conviennent. Mes plus grands plaisirs sont toujours venus par la lecture. Alors voilà, juste écrire ce que je souhaite lire, page après page, je fais au mieux et j'en ressens même une certaine satisfaction de temps en temps. Ceci dit, je trouve que nous parlons assez peu de Richard Brautigan.

Sans doute plus qu'il n'y paraît...


from: Le Moule à Gaufres: Retombées de Brautigan.
(Solstice d'Hiver) Paris: Éditions Méréal: 1993.
Online Source: http://philippedjian.free.fr/critiques/autres/moule.htm(external link)