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Pierre-Yves Pétillon's review of 'Revenge of the Lawn' and 'The Hawkline Monster' (French)
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Des Fjords Pluvieux du Nord-Ouest...

Pierre-Yves Pétillon?

Cela commence dans le paysage pluvieux de l'ancien territoire d'Oregon dont on a pu voir des images dans le film que Paul Newman a tiré du roman de Ken Kesey, Sometimes a Great Notion ou dans Five Easy Pieces de Jack Nicholson: la forêt en bordure du Pudget Sound, la brume, les appontements mouillés, les troncs d'arbres qu'on flotte sur la rivière, le cabotage d'îlot en îlot. Dans le flou de la mémoire, le premier souvenir de Brautigan flambe avec violence : sur la pelouse de sa grand'mère (qui distille clandestinement du whisky dans sa buanderie, tandis que le shérif local, encore un peu amoureux d'elle depuis le temps de leur quinze ans, ferme pudiquement les yeux), un immigrant italien, pour une raison qui reste énigmatique, arrose un jour de kérosène un poirier qui flambe comme une torche. On est en 1937. Richard avait deux ans. Il en avait quatre lorsqu'il a vécu ou inventé cette histoire que, vingt-cinq ans plus tard, il raconte chaque soir à sa petite fille à l'heure de dormir : comment un après-midi, il avait trouvé un rocher creux et avait habité dedans, comme dans une tanière.

« Je pense, dit-il, qu'elle considère cette histoire comme une sorte de porte de Christophe Colomb par où elle entre à la découverte de son père à l'époque où il était enfant et avait le même âge qu'elle. »

A partir de 1941, gentils enfants de l'avant-guerre, c'est l'ombre portée de la grande dépression et Pearl Harbor. Il a six ans lorsqu'avec sa grande sœur, assis à califourchon sur une chaise de cuisine, tel Snoopy sur sa niche aux commandes de son bombardier, il hurle le grand cri de l'époque: « Accroche-toi à ton chapeau, on va piquer ! » Vingt ans plus tard, il faut écrire une épitaphe, une de plus, pour ce chapeau, mort depuis si longtemps.

Pour soutenir l'effort de guerre, les gosses font la collecte de vieux journaux et chacun, selon les résultats obtenus, est promu à un grade, de deuxième classe à général d'armée. Richard finit caporal. Caporal Brautigan, à vos ordres mon Amérique.

On a un peu oublié ce que fut le New Deal; le continent remis en chantier, les grands travaux d'équipement, la construction d'un avenir meilleur. Si j'avais, dit Brautigan, dans une réminiscence élisabéthaine, si j'avais à décrire mon amour, à quoi le comparerais-je ? Rien, pour l'enfant qu'il fut, ne saurait égaler, pour célébrer un visage, la force lyrique d'un filme propagande produit vers 41 ou 42 par le Département d'État pour montrer comment l'électrification a changé la vie des fermiers de la montagne. L'électrification sans les Soviets, mais comme un souffle quand même, de la terre russe et de son chant. New Deal mon amour.

L'adolescence dans les années cinquante, en plein règne de Papa Hemingway?. Mais ce n'est ni Key West ni la grande savane et l'on passe pas mal de temps à patauger dans les flaques à se faire tremper jusqu'à l'os, assis sur la bordure du pont, dans l'attente (mordra, mordra pas ? existe, existe pas ?) de truites problématiques. Brautigan ne s'attarde pas car, dit-il, « je sais qu'un certain Richard Brautigan a écrit un roman intitulé Pêche à la Truite en Amérique où il traite le sujet à fond, de sorte que j'ai un peu scrupule à m'essayer au même thème ».

Vue de près, l'aventure a plutôt un air de massacre : deux cadavres d'ours en bas âge que l'on débarque d'un camion devant un petit bureau de poste de campagne, quelque part dans l'Idaho. Brautigan repense à ce bureau, parce qu'il y avait au mur une photo de Marilyn Monroe et qu'elle vient de se suicider (Marilyn mon ourson) le jour où il écrit cette histoire. Heureusement, il y a Cameron qui, autrefois, dans jeunesse, a passé un hiver comme berger dans les Rocheuses. Il avait emporté sa Winchester et tout un stock de cartouches, une vraie poudrière, « en cas de loups ». Tout l'hiver il a gaspillé ses cartouches à tirer sur les canards de passage et jamais il n'en a descendu un seul. Il a ensuite passé le reste de sa longue vie à raconter ce fiasco qui fut son grand exploit : vous vous rendez compte ? Toute une poudrière et pas un seul canard.

C'était le temps de la T.S.F. La mère de Brautigan a acheté un poste à crédit et, dans le grenier, l'oreille collée au haut parleur, il écoute grésiller les débuts du rock tandis que dehors tombe la pluie. On est à l'orée d'une nouvelle époque. Vers 1955, alors que le cirque Beat bat son plein à San Francisco, Brautigan descend le long de la côte pour venir tenir son rôle dans la mascarade. On quitte le territoire d'Hemingway, pour entrer dans celui, déjà pas mal habité, de Jack London.

« Il y a mille et une façons originales de commencer une histoire. Le début de celle-ci n'est pas du nombre. A mon avis, la seule manière de commencer une histoire sur la vie contemporaine, c'est de reprendre le début utilisé par Jack London dans Le Loup de Mer. J'ai une confiance totale en ce début. Il a marché en 1905, il n'y a pas de raison qu'il ne marche pas aujourd'hui. »

San Francisco baroque et fantasque des années soixante où l'on examine une bulle de savon qui s'envole iridescent d'un terrain de jeux pour aller, le hasard étant la rencontre de deux séries indépendantes, se fracasser contre l'autobus numéro 40, suivie par d'autres bulles jalouses de cette fin héroïque. Une vieille dame vient chez un boucher acheter du foie de veau pour ses abeilles. Un homme se fait du souci. Il aimait tant les poètes qu'il avait remplacé la tuyauterie de sa maison par de la poésie et il pouvait prendre ainsi un bain de Shelley ou faire sa vaisselle dans du John Donne. Mais pour finir, il a dû déménager : la vie n'était plus possible.

Moment fugaces, comme celui où les filles se rhabillent matin et « c'est déjà la fin du début ». Dehors, les enfants voisin enterrent leur lion dans le jardin. Il est déjà à mi-corps dans le trou. Mais le lion, blasé, se laisse faire. Il en a vu d'autres. C'est tous les ans la même comédie et il sait d'expérience qu'en fait le trou est trop petit et que jamais les enfants n'arriveront à lui replier les pattes pour l'y faire entrer tout entier.

Sur la plage de Monterey, un amoureux déçu met le xxx au transistor qui joue le rock'n'roll de ses amours perdus. Une fille passe à la silhouette parfaite comme un sonnet de Shakespeare : abab; cdcd, efef, gg. La même fille peut-être que Richard Brautigan, dandy pataud, emmènera plus tard vers 1966 (mais cela aussi c'est déjà de l'histoire ancien) dans ce voyage qu'il raconte, de l'autre côté de la frontière au grand soleil du Mexique.

Mais il faut bien, si l'on ne veut pas devenir une sorte de Comtesse de Ségur de l'Oregon, aller un jour voir, comme Hemingway, la bête face à face, ce que fait Richard Brautigan dans son premier « roman », western gothique. Dans le flou sépia des films sur l'Ouest brumeux, deux cow-boys, Greer & Cameron, qu'on imagine joués à l'écran par Redford et Newman. Ce sont des tueurs à gages ; chacun a son fusil préféré : Krag 30:40 pour Greer, Winchester 25-35 pour Cameron. Leur mission ce matin-là, on est à Hawaï en 1902, est de descendre un fermier. Embusqués derrière la clôture d'un champ d'ananas, ils épient leur victime qui est en train d'apprendre à son fils comment monter à cheval. Du coup, ils n'ont plus le cœur à l'abattre. Des tendres, ces frères Marx du massacre. Ils ont déjà eu pitié une fois. Dans l'Idaho, en venant à San Francisco pour s’embarquer. Ils ont tiré dix balles dans le shérif adjoint d'un petite bourgade. Finalement, comme il ne mourait pas, Greer lui a dit : « S'il vous plaît, Monsieur, est-ce que vous pouvez mourir, parce que nous, on ne veut plus vous tirer dessus ? » Et le shérif adjoint a répondu : « D'accord les gars, je veux bien mourir, mais à une condition, c'est que vous cessiez de me tirer dessus. » « D'accord, on ne tire plus », ont dit les cow-boys. « Alors, d'accord, je suis mort », a dit le shérif. Et effectivement, il était mort. Il avait suffi de le prendre par les sentiments.

Retour par bateau, mission non accomplie, à San Francisco. Malade comme un chien, Cameron compte le nombre de fois qu'il vomit par dessus bord. Douze fois. Et à l'aller? Douze aussi. Alors, le compte y est. Cameron, c'est un compteur. Il compte tout. Pendant ce temps, alors qu'ils n'en savent rien et vaquent tranquillement à leurs occupations à San Francisco, descendant un Chinois par-ci, un épicier par-là, tapie dans son château de l'Oregon, Miss Hawkline les attend et leur destin déjà les mène lentement mais sûrement jusqu'à elle. Mais n'anticipons pas. Remontant vers le Nord, Greer et Cameron font pendant huit jours le tour des bordels de Portland, Oregon. C'est là, qu'une jeune Indienne (dont on apprendra plus tard qu'elle est la sœur jumelle de Miss Hawkline) les repère : elle est venu exprès sur la côte recruter des tueurs pour une mission de confiance. Oui, se dit-elle, en voyant les deux hommes, chacun une grosse blonde aux cuisses dodues sur les genoux, oui, ce sont eux qu'il me faut.

Elle les guide le long de la Columbia River, faisant à l'envers le mythique itinéraire de Lewis & Clark, en direction de l'Est et des Rocheuses. Au long de cette chevauchée par des chemins escarpés, on passe lentement de l'Ouest à l'Est, c'est-à-dire à la fois la côte Est du continent et plus loin le Vieux Monde, avec sa culture et sa science, son aristocratie, sa magie et son alchimie, ses prestiges enfin, qui ne sont en réalité, des le dénouement du roman, qu'illusions d'optique, images qui projette sur l'écran des rêves la terreur historique importé d'Europe. On sait déjà alors qu'on va lire une fable américaine selon la tradition.

L'expédition arrive dans la solitude des Collines Mortes où il n'y a que deux villes, l'une appelée Billy, l'autre Brook du nom des deux frères Paterson qui furent les premiers occupants du pays et qui en 1881 se sont battus à mort, duel au soleil, à propos d'une histoire de poules (que l'un disait lui appartenir, et l'autre aussi). On prend alors une diligence. Première escale, chez la veuve (Widow Jane) où les passagers prennent le café et le cocher la veuve. Le 12 juillet 1902 : le conducteur de la diligence a fait partie, dans sa jeunesse, de la cavalerie, mais il a démissionné car il n'aimait pas tuer des Indiens. Dans ses jumelles d'ordonnance, il voit ce jour-là un paysage lugubre : une prairie de l'Ancien Testament que survolent en rond les vautours et sur le sol des milliers de cadavres de moutons, image de la violence mythique (Little Big Man) transformée en image d'almanach — mais premier signe surtout que dans ce roman la mort sera chimique et le combat écologique.

Dans toutes les bourgades que traversent les voyageurs, c'est à tous les coins de rue la bagarre. Cameron compte les coups. Ils dorment une nuit dans la grange de Pills. Pills est un vieil homme à moitié ivrogne et gardien d'étranges chevaux. La dernière fois qu'il a approché une femme, c'était il y a si longtemps que le souvenir s'en est effacé. La jeune indienne (qui n'est pas indienne) lui fait alors, cœur d'artichaut elle aussi, une fleur et lui donne des souvenirs de quoi lui dura encore quelques années. Cameron et Greer ne sont pas tout fois oubliés et ils ont le droit de la caresser, dans l'odeur de foin entassé dans la grange.

On arrive enfin au cœur des Collines Mortes. Elles méritent bien leur nom. « On aurait dit que c'était un entrepreneur de pompes funèbres qui les avait construites avec des restes d'enterrement. » Sur une croix de bois fichée sur une tombe où rôdent les vautours, Cameron compte neuf impactes de balles. On franchit le pont-levis et sous le portail du château, emmitouflée dans un manteau d'hiver, se tient Miss Hawkline.

Le château, c'est le château gothique emblème classique du Vieux Monde (où gisent, selon le distique d'Achibald McLeish?, les rois morts tandis qu'à l'ouest s'étend l'herbe neuve. Avec ses tourelles, son donjon et ses oubliettes, c'est l'Est féodal et fantastique de Poe transplanté dans le paysage des Rocheuses. Sur le pont, Cameron compte les pas du cheval dont les sabots font résonner les planches vermoulues. On est en plein juillet mais tout alentour du château, c'est la neige et la froidure. Miss Hawkline accueille sur le seuil les voyageurs. Elle est l'exacte réplique de sa sœur, la fausse indienne, et tout deux sont les filles jumelles d'un professeur de Harvard. La géographie mythique se précise : on sait que l'Est, le vieil Est de la corruption et de la terreur ancestrales, se situera ici sur les bords de la Charles River.

Cameron sort les fusils de sa malle et les dépose dans un pied d'éléphant creux qui sert de porte-parapluies, souvenir de quelque chasse dans les vertes collines d'Afrique. Il faut maintenant fourbir ses armes pour aller à la rencontre du monstre et ne pas tirer avant de lui voir le blanc des yeux. Les tueurs sont à pied d'Å“uvre et demain sera une fête. Seulement, rien n'est plus aussi simple qu'autrefois et le monstre qui hante ce château n'est pas une cible si claire que le lion de la savane. Miss Hawkline fait un bref historique des faits : ce château a été construit par son père, professeur de chimie à Harvard, dans l'Est (et déjà Cameron ne suit plus très bien : pour lui, l'Est, c'était l'endroit d'où viennent les coolies chinois). Le professeur de chimie, du temps où il était encore à Harvard, faisant des expériences dans son laboratoire jusqu'au jour où une de ses « expériences » s'est échappée et a dévoré tout cru le chien du voisin. Emoi dans le quartier — devant le scandale, il a fallu déménager éprouvettes et cornues pour chercher refuge dans la solitude des Collines Mortes en Oregon ou en Idaho.

Divers incidents retardent le face-à-face tant attendu avec le monstre. C'est d'abord la mystérieuse mort du maitre d'hôtel. Très britannique, style Jeeves, mais géant : avant d'entrer au service du professeur, il travaillait dans un cirque. Cameron était justement en train de nettoyer sa Winchester lorsqu'il découvre ce cadavre étendu de tout son long sur le parquet. Perplexité : que faut-il faire en premier ? Enterrer le maître d'hôtel ou tuer le monstre ? Et si on faisait plutôt l'amour, propose, suave, Miss Hawkline. Ce qui est fait. De toute manière, Greer et Cameron ne savent pas faire les cercueils; ils savent seulement, à chacun son métier, les remplir. Tout s'arrange toutefois lorsque, remontant des oubliettes où ils sont allés voir les fioles de substances chimiques (« the Chemicals ») dorment au milieu de harpes, d'épinettes et de clavecins anciens. Les deux tueurs retrouvent le cadavre tout ratatiné. Il est devenu nain et son col empesé lui pend autour du cou comme un cerceau. Cela facilite l'inhumation : on le four dans une valise.

Après cet intermède funèbre, on en revient au monstre. C'est l'heure du soleil couchant et le château jette sa gigantesque ombre sur tout le paysage de l'Ouest. Déjà on ente les coups sourds que frappe le monstre à la porte. Mais avant il faut dîner, se remplir la panse en prévision du face-à-face final. Or, le face-à-face n'aura pas lieu car il s'agit d'un monstre jamesien, pervers et fuyant, qui refuse la confrontation d'homme à homme. Son ombre envahit la grand’ salle du château. A l'horloge victorienne sonnent les douze coups de minuit le 13 juillet 1902 en Oregon et alors les deux filles du professeur Hawkline avouent que le monstre n'est rien d'autre que cette ombre elle-même, jeu de lumière et d'ombre, lumière qui bouge, suivie par une ombre. Le monstre, recroquevit dans une fiole, dort d'un sommeil agité. Il sait que, son secret éventé, ses jours, ses minutes, ses secondes sont désormais Cameron est là pour cela, comptés.

Là-dessus, les deux sÅ“urs font une découverte bouleversante. En regardant de près la patte d'éléphant creuse qui serve de porte-parapluies, Miss Hawkline s'écrie : « Papa ! Mais c'est Papa ! ». «Papa» revenu, c'est l'hallali du monstre. De lassitude et de désespoir, il disparaît dans un jeu iridescent de lumière. L'ensorcellement est levé. La patte d'éléphant redevient le professeur. « Papa» Hawkline. Le maitre d'hôtel sort de la valise et demande, Où suis je ? Vous revenez de chez les morts, lui répond Cameron. On entend alors un immense coquement et les murs se fissurent — comme la maison d'Usher le château s'effondre pour faire place à un grand lac glauque. Le professeur « Hawkline », chimiste de Harvard, remercie les deux hommes de l'Ouest de l'avoir délivré du sort jeté par les « Chemicals »,

Le décrypteur chausse alors ses bottes de sept lieues Hawkline, serait-ce de la Ligne Dure, celle des Faucons favorables à la poursuite de la guerre au Viêt-Nam ? Et les « Chemicals » l'industrie chimique, et plus particulièrement Des Chemicals, fabricant du napalm ? Comme si Brautigan avait voulu répondre, par une version populiste, au Why are we in Vietnam de Norman Mailer (1967). Le mal ici est chimique et la guerre du Viêt-Nam n'est pas la chasse au grizzli continuée sur un autre terrain par des Texans en mal de cible. C'est du Vieux Monde au contraire, de l'Europe et de son annexe, Harvard, que vient la perversion. Ce mal là, on peut pas le rencontrer face-à-face, mais on peut magiquement l'exorciser. Ce que font les tueurs au cœur pur rendant aux vertes collines leur beauté. « Papa » est revenu dans les Rocheuses restaurer à l'Ouest sa vieille innocence (« shooting, fucking, whoring, cussing ») et l'enjeu politique de ce livre moins innocent qu'il pourrait n'y paraître d'abord se laisse alors entrevoir : il exonère l'Amérique, la vraie, celle des tueurs de plein-air, de toute responsabilité profonde dans le massacre. Et c'est encore le vieux Papa Hemingway, dont la burlesque image a décidemment la vie dure, qui reprend une fois encore du service pour cet exercice d'exorcisme.




Critique: Revue Générale des Publications Françaises et Étrangères? 31(338) 1975: 688-695