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Sophie Malibeaux's article on translating Brautigan (French)
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Français
Traduire sans trahir le royaume

Sophie Malibeaux?

Attention danger. La traduction, c'est toujours une perte, mais avec Brautigan c'est pire encore : "La langue est si simple qu'on est tenté de faire simpliste" explique Marc Chénetier?. La tâche du traducteur consiste à éviter cet écueil. Pas facile.

Autant de traducteurs, autant de variantes du texte de Brautigan. De la traduction d'Un Privé à Babylone par Marc Chénetier à celle de Tokyo Montana Express par Robert Pépin?, en passant par celles de Marie-Christine Agosto?, Michel Doury? ou Nicolas Richard? pour les poèmes, le fil de l'expression déroulé par l'auteur est parfois si ténu qu'il pourrait casser.

Au départ, un tissu léger, si fragile que l'on se demande comment il tient. Chénetier, confronté à ce problème explique : "il faut constamment retendre la toile, mettre des tuteurs". D'un traducteur à l'autre, c'est le choix des tuteurs précisément que le bât blesse. Faut-il faire compliqué pour faire simple? Certains le pensent, qui n'hésitent pas à recourir aux formules les plus incongrues, comme ce "Adoncques" que l'on ne retrouve que chez Robert Pépin; ou cette façon d'inverser l'ordre des compléments, la place du sujet et du verbe dans la phrase jusqu'à produire un effet lancinant.

Pour Marc Chénetier, certains ouvrages sont "défigurés" par ce type d'affectation. Des tuteurs, il en faut, pour éviter d'appauvrir le texte lors du passage d'une langue à une autre. La langue américaine est telle, explique-t-il, que ses niveaux de lecture n'ont rien de comparable avec ceux du français." Quoi qu'on traduise, on y perd, aussi bien ce qui est des harmoniques de la langue d'origine que des échos renvoyés par le contexte dans lequel l'écriture se fait". Cette perte, Chénetier l'évalue au quart du texte initial.

Du coup, le parti pris du traducteur prend un poids considérable. Celui de Chénetier est simple. "L'équilibre du texte est précaire, il faut le sauvegarder. Brautigan parle simple, sa langue n'a rien d'amidonnée, mais il n'est pas vulgaire pour autant". Chénetier choisit donc un certain " classicisme " de l'expression, plutôt qu'un argot breveté. "Je n'ai aucune raison de le faire causer chébran. Je refuse de me faire confisquer ma langue. Je veux garder la palette la plus large possible". Exemple : "la nostalgie, ça ne se traduit pas au passé composé, pourquoi se priver d'un passé simple". Ou encore, l'emploi de " nous " plutôt que le " on " pour retendre la langue. "Dust, dust, american dust", ça n'a rien de cucu, je ne vais pas traduire "poussière américaine", je choisis de garder le lyrisme : / Mémoires Sauvés du Vent/ Poussières d'Amérique/.

Une chirurgie esthétique qui doit, si possible, effacer toute trace de voyage dans l'espace, et dans le temps si possible. Car le grand ennemi de la traduction, c'est bien le temps. L'ouvrage traduit chébran ne résiste pas aux années. Et les propos du Privé... n'ont besoin d'aucun artifice pour produire leur effet. Légers, ils tiennent comme les bulles d'une bande dessinée dans le cadre fixe qui leur est offert. Et Brautigan passe d'une case à l'autre en usant de ces indications assertives que l'on retrouve dans les pavés narratifs qui ponctuent le récit de la B.D. : "Trois ans plus tard", "Le matin suivant"...

Autant de recettes déclinées dans l'essai critique de Chénetier, Brautigan sauvé du Vent. Ce sont précisément ces effets que le traducteur veillera à reproduire dans le texte français, tout en conservant les différents niveaux de lecture.

Exercice périlleux de la traduction de Brautigan : sauvegarder l'aspect visuel du texte américain. L'image pure n'a ainsi plus aucune raison de vieillir. Avantage de la littérature sur la photographie. Le parcours est semé d'embûches, mais le temps travaille aussi au bénéfice de l'oeuvre. Ce qui est passé inaperçu lors des premières traductions a toutes les chances de se voir rétabli en bonne place lors des prochains travaux. "Un texte qui a vingt ans de plus, ce n'est plus le même texte". Entre temps, la critique a ouvert de multiples chantier, d'innombrables grilles de lectures se sont superposées. Qu'une réédition intervienne, le texte de Brautigan sera repris à bras le corps et la retraduction sera sans doute fort redevable à l'ouvrage du critique. Dans son avant-propos à Brautigan sauvé du Vent, Chénetier glisse un avertissement : le lecteur risque d'avoir peine à retrouver certaines citations dans les traductions françaises : " c'est que j'ai dû affirme-t-il, rétablir des textes souvent tronqués, amputés ou déformés(...) Il serait bon qu'on puisse un jour lire Brautigan en français dans sa rigueur ".


Le Matricule des Anges? Numéro 2
janvier février 1993

Online Source: http://www.lmda.net/mat/MAT00203.html(external link)