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Philippe Djian's essay on Brautigan (French)
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Richard Brautigan: Tokyo-Montana Express

Philippe Djian

Les écrivains, dans leur grande majorité, souhaitent laisser une empreinte. On imagine aussitôt quelque chose de lourd, de pesant.

Les écrivains, dans leur grande majorité, sont des enclumes.

Mais il s'en trouve un, quelquefois, qui choisit la légèreté. Non par manque de profondeur, de densité ou d'intelligence, au contraire. Simplement parce qu'il vaut mieux que les autres.

Par exemple, Richard Brautigan peut faire tenir une tragédie grecque dans un dé à coudre. Ou trouver un cheveu de femme dans une meule de foin. Combien en sont capables ? Occupés à refaire le monde, à consolider leur carrière, peaufiner leur image, signer des autographes ou squatter un maximum de manifestations littéraires, les écrivains ne sont plus drôles. Une armée de notaires défilant sous un ciel d'automne pourri, voilà pour l'image. Mais y a-t-il autre chose derrière cette image?

Par légèreté, il faut entendre la capacité d'être porté par les airs. Écrire comme si l'on était aux commandes d'un planeur. Démonstration:

Love Poem

It's so nice
to wake up in the morning
all alone
and not have to tell somebody
you love them
when you don't love them
any more

Par légèreté encore, il faut entendre un rapport étroit avec l'impondérable, une parfaite connaissance de l'inflniment petit et de l'éphémère.

Les sources d'émerveillement sont inépuisables, ici-bas. Toute la laideur, toute la bêtise, toute la puanteur accumulées n'y peuvent rien : la lumière continue de gicler par le moindre interstice. Et si l'on en doute, il y a deux moyens de s'en persuader : le Tao-tê-king et Richard Brautigan.

Comme tous les grands désespérés, Brautigan est capable de la plus irrésistible drôlerie, des plus purs élans d'optimisme. Il est l'homme de la tempête de neige à deux flocons, l'homme d'une lueur dans la boutique d'un marchand de glace, en plein coeur de l'hiver, l'homme qui transforme les restaurants vides en entreprises de pompes funèbres. Tokyo-Montana Express est une mine, il y a comme ça cent trente et une petites histoires, cent trente et un regards obliques, cent trente et une stations poétiques. Et donc autant de raisons de considérer le monde sous un jour acceptable.



Vers la fin des années soixante, au lendemain du festival de Monterey, la « contre-culture » accouchait, après Ken Kesey ou Gary Snyder, d'un nouvel écrivain culte. En quelques jours, les vitrines des américaines se garnissent du premier roman de Richard Brautigan : La Pêche à la truite en Amérique. Même pour un Français, il était difficile de passer à côté. Le décalage, entre les deux mondes que séparait l'Atlantique, se réduisait de jour en jour et la photo d'un grand type aux cheveux blonds, longs, moustaches tombantes et jambes arquées, commençait à circuler par ici.

À cette époque, avec ou sans l'aide d'hallucinogènes, le plus grand nombre vantait la richesse et la particularité de son propre univers (en général coloré, vaguement sexuel et étrange, en tout cas insoupçonné). Si l'on se fiait à la rumeur, chacun était en mesure d'ouvrir les portes d'un jardin secret dont le moindre buisson recelait une essence admirable. Ce qui était peut-être la vérité, après tout. Certain regard perdu, certaine difficulté à déglutir, certaine suée ne témoignaient-ils pas de la grande profondeur de ces mondes inconnus?

Restait que le problème, toujours le même, était de rendre compte de ces visions, d'une manière ou d'une autre. Une bonne vingtaine d'années plus tôt, Kerouac n'était pas le seul à prendre la route, mais ils ne furent pas plus que les doigts d'une main à l'arrivée.

Le plus frappant, chez Brautigan, est son extraordinaire faculté à « coller » avec l'esprit de cette période dont Michel Houellebecq? est l'un des rares à dire du mal (mais gageons qu'il en aurait été l'une des figures les plus attachantes s'il était né dix ans plus tôt). L'impression, lorsque je refermai La Pêche à la truite en Amérique, que je lisais ce que je vivais, sans le moindre décalage, me secoua profondément. C'était une expérience nouvelle, inattendue, particulièrement agréable et entêtante. De tous les auteurs que j'ai évoqués jusqu'à présent, Brautigan est celui que j'ai senti le plus proche (non pas tant par la pensée — Brautigan est plus fou que moi — que par le sentiment d'appartenance au même univers : je lisais Thoreau et Whitman, il écoutait les Beatles? et le Grateful Dead?, et je voyais les mêmes films que lui, je recevais les mêmes nouvelles du monde, je m'habillais comme lui et mes cheveux étaient aussi longs que les siens..., bref, nous étions sur le même navire).

Quoi qu'on en dise, un sérieux vent de folie a soufflé sur ces années-là. il y avait un tel désir de changement, un tel besoin systématique de nouveauté, de transformer les choses, et plus encore les esprits, que rien ne semblait échapper aux tourbillons. Une bonne partie du monde vacillait, en pleine effervescence, tandis que l'autre résistait, se raidissait, et multipliait les crises de nerfs.

On sait de quel côté se tenait Brautigan. Et l'on imagine en quoi consistait la difficulté pour un écrivain : sur quel pied fallait-il danser? Par quel bout fallait-il prendre ce monde arborescent, qui se métamorphosait sans cesse, qui partait dans tous les sens ? Visuellement, les choses devenaient méconnaissables (des chemises violettes, de la moquette fluo, des flics à tous les coins de rue, du dentifrice à rayures, Warhol et Lichtenstein...). Et à moins de se boucher les oreilles, il fallait aussi compter avec un flot de musique incessant, présent du matin au soir, et qui ne se privait pas d'explorer tous les genres. (Mais aussi, trente ans plus tard, et vis-à-vis des générations suivantes, j'ai presque honte d'avouer à quel point tout cet environnement, cette avalanche de nouveautés dont la principale qualité pouvait bien n'etre que la nouveauté en soi, le changement coûte que coûte se révélaient grisants — et nourrissants, au bout du compte).

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La Pêche à la truite en Amérique est une bonne entrée en matière. À la fois un bel échantillon de l'univers de Brautigan, de sa structure mentale, ainsi qu'un beau croquis de l'époque, une représentation fidèle de son architecture — l'adéquation entre les deux constituant la grande réussite de l'écrivain au regard du cheval fou qu'il s'agissait d'enfourcher. C'est un récit sans queue ni tête, une succession d'anecdotes dont le seul fil conducteur est réduit au miroitement d'une truite (« un métal précieux et intelligent ») dans les eaux d'une rivière, avec des titres de chapitre du genre « Prélude au chapitre sur la mayonnaise » ou « Petit hommage à Léonard de Vinci ». Autant dire un pur condensé de drôlerie, d'absurdité, de fureur poétique — passion du détail, rejet de l'abstraction, antiréalisme... --, autant dire un de ces mélanges auquel la littérature ne nous avait pas habitués.

Être écrivain, quand Brautigan publia son premier livre, n'était pas comme aujourd'hui où l'on se presse à nouveau, en infâmes groupies que nous sommes, autour de la première starlette venue. Non, les gens se méfiaient des écrivains. On accordait facilement sa confiance aux musiciens, aux cinéastes ou aux peintres, mais pour ce qui concernait la littérature, le coeur n'y était plus vraiment. En fait, en dehors de Philip K. Dick?, Hermann Hesse, Khalil Gibran? ou Alan Watts? (et quelques autres du même tonneau), les écrivains n'occupaient plus le devant de la scène. Non qu'ils fussent particulièrement mauvais ou à côté de la plaque, mais l'intérêt des gens était ailleurs, fixé sur d'autres moyens d'échange et la littérature peinait à retrouver ses marques : les librairies n'étaient plus l'endroit où l'on se bousculait — du moins, où l'on croisait quelques personnes.

Il semblait que les livres appartenaient au monde ancien, que la lecture pouvait être une occupation malsaine (lire à une terrasse de café pouvait devenir un handicap — sauf s'il s'agissait de Rolling Stone, ou mieux encore, de Cream). En fait, le problème venait surtout du décalage, du retard qu'une émotion prenait sur l'autre. Autrement dit, au cours d'une époque où tout le monde s'emmerde, la littérature est au pinacle. Mais dès les premiers signes d'ébullition, la voilà qui hésite et perd son pouvoir : elle apparaît tout à coup vieille et ridée et n'intéresse plus que les pervers ou les gens de son âge.

Endormie sur ses lauriers (l'après-guerre, le nouveau roman...), la littérature avait une espèce de gueule de bois, dans les années soixante. On aurait dit que pour elle, tout allait un peu trop vite et qu'elle renâclait. Qu'elle trouvait toute cette agitation trop vulgaire. Et ainsi, de fil en aiguille, laissait-elle se creuser un large fossé, laissait-elle s'éloigner, dans le bruit et l'effervescence, le train qu'elle renonçait plus ou moins à prendre.

Bien entendu, à lui seul, Richard Brautigan n'est pas toute la sève qui a de nouveau jailli dans les branches. Mais combien sont-ils à explorer le sol de leur salle de bains pour retrouver un cheveu de leur amoureuse et en faire tout un roman ?

L'écrivain capable de cet exploit est forcément prêt à en réaliser bien d'autres.

Livre après livre, Richard Brautigan s'est amusé à franchir tous les obstacles — à dynamiter tous les genres, aussi bien revisitant le roman policier que la science-fiction, le gothique ou le pornographique. Et en cela, il donnait la preuve qu'un écrivain pouvait avoir un assez bon sens de l'humour, de la distance et de la dérision, qualités si rares et si précieuses qu'il replaçait d'emblée la littérature dans le peloton de tête (échanger son dernier acide ou le nouveau Led Zeppelin contre un roman de Brautigan devenait une nécessité).

L'idée que les choses les plus sérieuses du monde — l'amour, la littérature, soi-même... — sont également les plus comiques, cette idée simple, claire et juste, Brautigan en a extrait tout le jus, il en a exploité la moindre facette. Pour lui, n'est vraiment drôle que ce qui est profond, comme ne sont légères que les choses qui ont une âme.

On a perdu cette faculté de rire de soi-même, de poser sur le monde un regard amusé. Les écrivains, aujourd'hui, croient tellement ce qu'ils racontent — du gay à la hardeuse et jusqu'à l'écorché de service — qu'on en reste médusé. Et que l'on se demande : mais comment vont-ils faire? Comment vont-ils s'y prendre pour ne pas finir écrasés ? Et aussi : comment vont-ils retrouver leur amoureuse s'ils refusent de s'aplatir sur le sol ? Et enfin comment pourront-ils nous aider ?



On m'a quelquefois cassé les pieds avec le style de Richard Brautigan. On m'a demandé si je n'étais pas conscient d'une relative faiblesse, d'une relative facilité, et en conséquence, si je n'en faisais pas trop pour l'auteur de Mémoires sauvées du vent.

Il m'a toujours été difficile de répondre. Ce genre de question m'énerve. Et qu'elle ne soit pas sans fondement m'énerve encore davantage.

Mais sur moi et mon interlocuteur, que cela nous apprend-il ?

Que quand le doigt monte la lune, l'imbécile regarde le doigt.


Philippe Djian
Ardoise
Paris: Éditions Julliard, 2002:109-117



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