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Le bloc-notes de Jean-Emmanuel Ducoin

Jean-Emmanuel Ducoin?

Brautigan. Face « au charme silencieux du crépuscule » et parce qu’il se demandait constamment ce qu’il allait « bien pouvoir faire », il écrivait comme on rate un suicide - à force d’y trop penser. Vingt ans après sa mort, les Éditions 10-18 rééditent avec bonheur les dix livres cultes de Richard Brautigan, l’un des Américains les plus géniaux enfantés par la contre-culture. Aux yeux de l’histoire littéraire, il devient un écrivain « reconnu » lors du fameux festival de Monterey, en 1967. Dans un capharnaüm anarcho-artistique, il vient lire ses textes devant ces hippies ahuris qui rêvaient (déjà) d’un autre monde. Succès foudroyant. Brautigan brûle toutes les étapes et devient l’un des symboles de cette génération ; au point de ne plus vraiment s’appartenir ; d’exister dans « la peau de l’autre ». D’ailleurs, plus complexe qu’il n’y paraît, son écriture, dans le feu des années de la guerre du Vietnam, avait besoin d’être dépouillée de cette mythologie qui l’étouffait peu à peu. Moustaches tombantes, lunettes rondes cerclées, idole des zonards de Californie, consommateur de drogues et amateur de récits érotiques, Brautigan poursuit une quête parabolique. De son premier livre, Un privé à Babylone, sorte de polar désabusé, au très fameux la Pêche à la truite en Amérique, voyage façon puzzle à la recherche de paradis perdus, l’auteur ne cherche rien d’autre que le sens de son existence. Mais un « sens » tourné vers l’avenir ? vers l’enfance ? les deux ? vers rien ? Dans Mémoires sauvés du vent, justement, il évoque sa vie de gamin, collant son « oreille au passé comme si c’était le mur d’une maison qui n’est plus ». Tout y est : la misère, les kids, la douleur.

Du Chaplin par l’écrit d’où ressortent brûlures et meurtrissures plus ou moins connues. Que sait-on d’ailleurs ? Né en 1935 à Tacoma, dans l’État de Washington, le jeune Richard connaît, paraît-il, des « jours difficiles ».

Il lui arrivait d’être battu par son beau-père (ses beaux-pères successifs ?) et, en s’appuyant sur certains de ses écrits comme l’exceptionnel Vengeance de la pelouse, certains lecteurs affirment que, tout minot, il lui arrivait de s’occuper de son oncle, un homme pris de folie qu’il devait chaque jour attacher à un arbre. Ces souvenirs l’auraient hanté. Et alors ? Comment lire Brautigan sans être aveuglé ? Et qu’y voir vraiment ? Son parcours personnel ou sa vision d’un Nouveau Monde qu’il savait en perdition ? Au coeur des années soixante-dix, il trouvera sa reconnaissance littéraire de « véritable écrivain » en France, où un véritable culte s’instaure. Puis au Japon, d’où il ramène sa dernière épouse et (quelques) raisons d’espérer. Il continua d’écrire. Éperdument. Mais ne rata pas sa fin. Le 25 octobre 1984, on retrouva son cadavre en décomposition dans sa maison de Bolinas où il vivait désormais seul. Brautigan s’était suicidé quelques jours auparavant d’un coup de pistolet, paraphant d’une balle une légende qui a toujours la peau dure.


L'Humanité?
November 6, 2002
Online Source: http://www.humanite.fr/journal/2004-11-06/2004-11-06-449475(external link)