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Michel Braudeau's review of the French translation of 'An Unfortunate Woman'
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Brautigan le ténébreux

Le livre ultime de l'écrivain américain, "calendrier de voyage d'un homme au cours de quelques mois de sa vie", écrit deux ans avant son suicide.

Michel Braudeau?

On traite bien á la légère, semble-t-il, l'œuvre et la vie de Richard Brautigan. Comme il traitait lui même de tout, sans jamais peser, mais c'était son parti pris, son style, en aucun cas de la désinvolture. Ce n'était pas chez lui une erreur d'appréciation, une évaluation erronée. Alors qu'ici comme ailleurs la critique paraît hésiter à lui donner sa vraie place. On évoque sans cesse le hippie, l'alcoolo poétique, le baba-cool spleenétique. Mais Brautigan, c'est mieux que cela, un funambule de la grâce, un virtuose de l'inachevé, une pluie d'étincelles dans une époque de moins en moins gaie. "Je suppose donc que j'étais déprimé au moment de faire ma sauce spaghetti vu que je lisais la vie de William Faulkner." Sans doute. Encore quelques années et il aura sa place, lui, ses livres et ses spaghetti, à coté des classiques.

On a retrouvé Brautigan mort, d'un coup de carabine administré de sa main, à son domicile de Bolinas?, en Californie, le 25 octobre 1984. Il avait quarante-neuf ans. Un peu moins de dix ans plus tard, nous parvient, par les soins de Marc Chénetier?, son biographe, avec Michel Doury? et Robert Pépin?, l'un de ses traducteurs attitrés, un petit livre Cahier d'un retour de Troie. Vu l'état de l'auteur, l'éditeur ne risque rien en annonçant le "dernier Brautigan". Mais dans le genre dernier, c'est plus que le point final en bas e la liste, l'ultime manuscrit posthume. C'est l'apothéose du genre "dernier livre d'un auteur en voie de décomposition" et en cela il est bouleversant.

Ce n'est pas un roman, bien sûr, il n'y a pas l'ombre d'une intrigue, même si tout commence par une chaussure de femme trouvé au milieu d'un carrefour tranquille à Honolulu. Plus que jamais, Brautigan digresse, déraille, quitte un fil pour ne plus le reprendre et continuer son tricot avec une autre pensée flottante, c'est une collection de débuts sans fin, sinon la mauvaise que l'on sait.

Depuis son best-seller la Pêche à la truite en Amérique, en passant par Retombées de sombrero, Tokyo-Montana Express et la Vengeance de la pelouse, on est habitué à ces dislocations, ces images très drôles, absurdes, cette cocasserie désespérée. Mais là, il pousse sa manière à bout, écrivant dans un cahier japonais de janvier à juillet 1982 ce livre qui constitue "le calendrier de voyage d'un homme au cours de quelques mois de sa vie". On y croise plusieurs fois une femme pendue (pourquoi ?), des cimetières d'Hawaii, des forêts du Montana, des amis, des bouteilles, sans autre lien que d'être un moment présents à la conscience de l'auteur, qui les oublie en fin de compte : "A ce stade vous en savez plus que moi sur ce qui s'est passé avant. Vous avez lu le livre. Pas moi. [...] Au moment de finir, je me trouve littéralement au creux de votre main.

On ne saurait lire cependant ce Cahier d'un retour de Troie comme un exercice d'écriture aléatoire de plus. Une énorme angoisse y affleure partout, et le dégoût de vivre, la mortelle indifférence. On peut y voir, aussi, un témoignage de première main sur le dépression, comme le Face aux ténèbres de William Styron?. Ses ténèbres personnelles, Brautigan les cueille d'une métaphore bien à lui : "Elles me foutaient une branlée invraisemblable comme tous ces loups-garous enragés me faisaient souvent en plain milieu de la nuit quand j'étais seul et qu'il n'y avait personne vers qui me tourner et que la seule balle d'argent avec laquelle j'aurais pu me défendre se trouvait sur la face de la Lune qui était si sombre qu'à côté un numéro de Shirley Temple dans les années 30 aurait ressemblé à du charbon qui se forme lentement, douloureusement, au fil de millions d'années dans les jardins qui se trouvent sous la terre." Pour faire ainsi de jazz avec les mots de sa mort pressentie, il faut un courage de héros.


Le Monde? (Des Livres)
20 mai 1994